Crise agricole : ce que la dermatose bovine révèle des failles de la gestion de crise

La crise agricole liée à la dermatose bovine révèle des failles majeures de gestion et de communication de crise : manque d’anticipation, parole mal incarnée, contexte politique fragile et désinformation amplifiée par l’IA.

Jeune éleveur bovin aux côtés de son troupeau lors d’une mobilisation agricole, symbole de la crise sanitaire et des enjeux de communication de crise en France.

Crise agricole : ce que la dermatose bovine révèle d’un État sous tension

À la veille des fêtes de fin d’année, alors que les routes de France s’apprêtaient à absorber les premiers grands départs et que le pays demeurait enlisé dans une séquence politique instable, une autre tension, plus sourde, montait dans les campagnes. Celle d’éleveurs sommés de voir disparaître, parfois en quelques heures, le fruit de plusieurs années de travail, au nom d’une décision sanitaire aussi rationnelle qu’insupportable à vivre : l’abattage de leurs troupeaux touchés par la dermatose nodulaire contagieuse.

La scène, répétée dans plusieurs départements, a produit un choc. Non pas tant par la mesure elle-même — connue, documentée, inscrite dans les protocoles européens — que par la manière dont elle est entrée dans l’espace public. En quelques jours, une crise vétérinaire s’est muée en crise agricole, puis en crise politique, médiatique et symbolique, révélant les failles d’un système déjà fragilisé par des mois de colère paysanne, le débat sur le Mercosur et l’impression persistante d’un pouvoir central éloigné du terrain.

Une décision sanitaire qui heurte le temps long agricole

Sur le plan scientifique, le cadre est clair. La dermatose nodulaire contagieuse est une maladie virale à fort potentiel de diffusion. Les règles européennes imposent, dans certains cas, l’abattage des animaux d’un foyer infecté afin de préserver le statut sanitaire des États membres, condition indispensable au maintien des échanges intra-européens et à la crédibilité des filières.

Mais ce raisonnement, solide sur le papier, se heurte frontalement à une réalité que la décision publique peine encore à intégrer pleinement : le temps agricole n’est ni administratif ni instantané. Il est fait de cycles longs, de transmission, de liens affectifs et économiques avec le cheptel. Pour nombre d’éleveurs, l’abattage ne représente pas seulement une perte financière compensable. Il signifie une rupture, parfois définitive, dans une trajectoire de vie.

C’est là que la crise commence réellement. Non pas au moment de la décision, mais au moment où celle-ci rencontre le réel.

La technocratie perçue, ou l’art de décider sans être entendu

Très vite, un mot est revenu dans la bouche des agriculteurs : technocratie. Non comme une accusation théorique, mais comme un ressenti. Celui d’une décision élaborée loin des exploitations, appliquée avec rigueur, mais expliquée trop tard, trop froidement, trop verticalement.

Invitée sur BFMTV, Agnès Buzyn a mis des mots sur ce malaise lorsqu’elle a déclaré que « la science ne peut pas s’appliquer de façon violente et brutale sans explication ». Derrière cette phrase, ce n’est pas la science qui est remise en cause, mais la manière dont elle est incarnée, portée, rendue audible.

En gestion de crise, la légitimité ne repose pas uniquement sur la justesse de la décision. Elle se construit dans la capacité à reconnaître la souffrance qu’elle engendre, à expliquer les arbitrages, à dire ce qui relève de l’obligation européenne et ce qui relève du choix national. Lorsque cette distinction n’est pas faite, l’État donne l’impression de décider là où, parfois, il exécute.

Le maintien de l’ordre, entre nécessité et dissonance symbolique

À cette fragilité s’est ajoutée une autre dimension, hautement visible : le maintien de l’ordre. Dans un contexte de blocages routiers et de départs en vacances, les préfets ont mobilisé les forces de sécurité intérieure, sous l’autorité du ministère de l’Intérieur. La Gendarmerie nationale a agi dans un cadre légal clair, avec une mission précise : garantir la circulation et prévenir les débordements.

Mais là encore, la question n’est pas juridique. Elle est symbolique. Voir des véhicules blindés, des dispositifs de dispersion et des images de confrontation face à des agriculteurs déjà éprouvés par l’abattage de leurs bêtes a produit une dissonance forte. Une crise sanitaire semblait soudain traitée comme un trouble à l’ordre public.

Ce n’est pas l’action des forces de l’ordre qui est ici en cause — elles obéissent aux instructions préfectorales et ministérielles — mais l’effet visuel et émotionnel de cette réponse. En communication de crise, l’image précède toujours l’argument.

Les médias, entre pédagogie et soupçon de proximité institutionnelle

Dans ce climat tendu, les médias ont tenté de jouer leur rôle. Expliquer la maladie, rappeler les protocoles, donner la parole aux experts, aux agriculteurs, aux responsables politiques. Mais cette pédagogie a parfois été perçue comme une forme d’alignement sur la parole institutionnelle.

Le débat n’est pas nouveau. La médiatrice de Radio France l’a rappelé dans son émission du 20 décembre, soulignant les critiques d’auditeurs estimant que la couverture de la crise accordait trop de place aux sources gouvernementales. Là encore, la perception compte autant que l’intention. À force d’explications techniques, une partie du public a soupçonné une minimisation de la détresse humaine.

Désinformation, IA et capture émotionnelle

C’est dans ce climat que se sont engouffrés d’autres acteurs. Sur TikTok, X ou Facebook, des images sorties de leur contexte, des montages vidéo, parfois générés ou amplifiés par l’intelligence artificielle, ont circulé massivement. Des récits faux ou exagérés, évoquant des suicides d’éleveurs ou des ralliements supposés des forces de l’ordre, ont attisé l’émotion.

Des chercheurs, comme David Colon, ont documenté l’existence de réseaux de désinformation structurés, certains liés à des campagnes d’influence étrangères, cherchant à exploiter la colère agricole pour fragiliser la cohésion sociale et les institutions européennes. La détresse réelle devient alors la matière première d’une guerre informationnelle.

Porte-parole : quand le fond et la forme deviennent indissociables

Dans cette cacophonie, les prises de parole ont joué un rôle déterminant. Politiques, experts, représentants syndicaux, chacun est intervenu avec sa légitimité propre, mais sans stratégie d’ensemble. Certains discours, techniquement irréprochables, ont échoué faute d’empathie perçue. D’autres, portés par l’émotion, ont renforcé la polarisation.

Être porte-parole en temps de crise ne relève ni de l’improvisation ni de la seule expertise métier. Cela suppose une préparation spécifique, une conscience aiguë du contexte, une capacité à tenir une ligne claire sous pression médiatique. Fond et forme ne peuvent être dissociés.

Une crise européenne mal assumée

À cette complexité s’ajoute la dimension européenne. La dermatose bovine n’est pas gérée à l’échelle d’un seul pays. Les règles de l’Union européenne encadrent les réponses sanitaires, conditionnent les échanges, imposent des obligations. Or cette contrainte a été peu explicitée.

Dans un monde agricole déjà méfiant à l’égard de Bruxelles, ce silence a nourri l’incompréhension. Expliquer l’Europe n’est pas se défausser. C’est donner des clés de lecture.

Être aux côtés du monde agricole, sans angélisme

Il serait faux de réduire cette crise à une opposition binaire entre l’État et les agriculteurs. La plupart des éleveurs ont conscience des enjeux sanitaires. Ce qu’ils demandent, c’est d’être considérés comme des partenaires, pas comme des variables d’ajustement.

C’est aussi à ce niveau que se situe la responsabilité des experts de la gestion de crise. Non pas juger, mais aider à comprendre, à anticiper, à structurer la parole.

« Dans une crise agricole, ce qui se joue n’est pas seulement la validité d’une décision, mais la manière dont elle est expliquée à celles et ceux qui en paient le prix. Sans cette attention, on transforme une mesure nécessaire en fracture durable », souligne Laurent Vibert, expert en communication et gestion de crise.

Une crise révélatrice d’un moment politique fragile

Enfin, cette séquence ne peut être dissociée de son contexte politique. Un gouvernement sans majorité claire, un budget en suspens, une pression sociale constante. Dans un tel environnement, chaque crise devient un test de solidité institutionnelle.

La dermatose bovine n’était peut-être pas évitable. Son embrasement, lui, interroge la capacité collective à gérer des crises complexes, où le sanitaire, le social, le politique et l’informationnel s’entremêlent.

La suite reste ouverte. Les prochaines crises, sanitaires ou non, viendront. La question n’est pas de savoir si l’État saura décider. Elle est de savoir s’il saura, cette fois, décider avec.